Fuck America (Edgar Hilsenrath)

Les récits de vie nous réservent parfois de surprenantes rencontres. Soit qu’ils soient le fait de héros hors du commun, soit qu’ils trouvent dans un langage et une forme littéraires un mode d’expression audacieux et convaincant. Le véritable bonheur du lecteur est aussi dans le mélange des deux, qui parfois se réalise. Fuck America, ce texte au titre provocateur, en est un parfait exemple.

Quand Edgar Hisenrath pose le pied sur le sol américain, dans les années cinquante, c’est en émigré juif allemand ayant survécu au nazisme: Jacob Bronsky, son double autobiographique, nous raconte alors ses années de dèche dans New York, ses combines pour survivre à la misère économique et ses efforts d’écrivain pour produire et se faire publier. Se succèdent des anecdotes multiples et burlesques, qui nous rapportent ses petits arnaques pour manger ou dormir à l’oeil, pour trouver de petits boulots temporaires et glaner quelques cents, et pour assouvir ses besoins sexuels, des besoins démesurés qui le poussent à convoiter bestialement les filles qu’il croise… Toutefois, son histoire personnelle charrie avec elle un lourd passé dont il ne peut se défaire: dans la dernière partie du roman, la mémoire de l’antisémitisme et de la shoah resurgit, dans le long dialogue qu’il établit avec une psychologue de télévision, à laquelle il va confier ses blessures, toujours sur le ton décalé de l’humour grotesque qui lui permet de mettre à distance ce drame vécu.

 

 

De la poche gauche du smoking de Pinky dépassait toujours le goulot de sa bouteille de whisky. Quand les premiers immeubles de Great Neck City sont apparus, Pinky a attrapé la bouteille, l’a vidée, m’a fait un large sourire, puis l’a laissé rouler sous son siège.
Peu avant cinq heures, nous sommes arrivés à la gare de Great Neck City. Le job était censé commencer à cinq heures. Du moins c’est ce qui était marqué sur la feuille d’embauche que l’agence nous avait donnée. Nous n’étions pas pressés pour autant. Pinky savait parfaitement où se trouvait la boîte. Nous marchions tranquillement, en bavardant, en fumant. Comme Pinky avait tout de suite mis sa nouvelle chemise, il portait l’ancienne sous le bras, emballée dans du papier journal. Moi aussi, j’avais déjà enfilé le vieux smoking écrasé et cracra dans la cave à rats de Pinky et portais mon ancien pantalon noir sous le bras, pas emballé dans du papier journal, mais dans un sac plastique que j’avais trouvé entre les machines à laver de son terrier.
Le dancing n’était pas loin. Devant l’immense portail d’entrée se tenait un petit gardien en livrée bleue à la tronche grêlée. Nous lui avons demandé où était le bureau et il nous l’a dit.
Une boîte typique de mafieux. Le boss et quelques autres mafiosi, assis dans un petit bureau, raides comme des piquets dans leurs costumes chics, le visage impénétrable, nous fixaient méchamment quand nous sommes entrés avec nos smoking crado. Nous avons montré nos feuilles d’embauche. Le boss n’a pas daigné nous adresser la parole. Il a dit quelques mots en italien aux autres mafiosi – qui se contentaient d’opiner du chef – puis,il a téléphoné au maître d’hôtel qui a débarqué aussitôt.
«Qui a envoyé ces clodos ?» a demandé le boss.
«L’agence», a dit le maître d’hôtel.
«Ces types ne se sont pas lavés depuis au moins un an», a dit le boss.
«Si on travaille avec des serveurs pareils, on peut bientôt fermer la boîte.»
«J’ai dit à l’agence de s’abstenir de nous envoyer des clodos», a dit le maître d’hôtel.
«Renvoyez-les chez eux», a dit le boss.
«Ce n’est pas possible», a dit le maître d’hôtel. «Ce soir, nous avons besoin de tout le monde.»
J’ai vu le boss s’empourprer. Il a commencé à hurler: «Qu’ils foutent le camp !»
«Foutez-moi le camp», a dit le maître d’hôtel. (p.166)

 

 

Récit d’un véritable conteur qui pratique l’art du page-turner anglo-saxon, ce livre est un vrai bonheur de lecture. Non conventionnel ni académique, il mélange les genres avec une grande habileté, du plus burlesque et proche du délire avec des dialogues d’une grande crudité – concernant l’univers au-dessous de la ceinture masculine –, à la mélancolie pleine d’humour noir de l’exilé menant une vie dramatique de débrouille, et au-delà jusqu’à la gravité – mais sans larmoiement obscène – lors de l’évocation des massacres de la shoah. Dans sa forme également, il présente l’immense intérêt de l’expérimentation narrative: le texte se joue des caractères et des polices, parfois même des lignes; certains dialogues dérapent, ratiocinants et absurdes, répétitifs et vains; le vocabulaire emprunte à la rue et à l’alcool ses outrances.

Mais le lecteur captif est subjugué par le chapelet d’anecdotes et de rebondissements que le récit ménage, par les combines en tous genres du héros, personnage de toutes les audaces et double romanesque de son auteur… mais peut-être aussi le double refoulé de chacun de nous !

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