Le premier homme (Albert Camus)

 

L’anecdote tragique est connue: Albert Camus a 46 ans lorsqu’il trouve la mort dans un accident de voiture, en possession d’une sacoche contenant le manuscrit d’un roman auquel il travaille, et qui restera inachevé. Telle qu’elle nous est parvenue, cette oeuvre, Le premier homme, se compose de deux parties, inégales en longueur: Recherche du père (200 pages) et Le fils ou le premier homme (90 pages).

Dans la première, Jacques Cormery – le double romanesque de l’écrivain – entreprend un voyage personnel sur les traces de son père, disparu très tôt, victime de la Première Guerre mondiale, depuis le cimetière de Saint-Brieuc où repose sa dépouille, jusqu’à son Algérie natale. C’est nécessairement un voyage au pays de ses souvenirs qu’il réalise, à la rencontre de ceux qui ont connu son père, et dans les paysages de son enfance. L’adulte qu’il est devenu se confronte à l’enfant qu’il fut dans cette exploration des racines familiales, sur une terre d’Afrique pour laquelle il nous fait partager son admiration, en même temps qu’il nous fait part de ses doutes dans cette expérience existentielle. La deuxième partie, comme par un effet de zoom, est le récit des premières années de Jacques enfant à Alger, avec ses relations à la mère et à la grand-mère – adorées –, à son maître d’école Monsieur Bernard (comprendre Monsieur Germain) – respecté et vénéré –, à ses camarades dont surtout Pierre – inséparable.

L’un des intérêts majeurs de ce roman est le sentiment, pour le lecteur, peu dupe du caractère autobiographique de l’oeuvre, d’assister à la genèse d’une personnalité, aidé en cela par le regard constant de l’adulte Jacques sur ses souvenirs, sur la formation de sa pensée, de sa conception de la nature humaine et de la vie, formulées dans des pages admirables. Les plus célèbres, à juste titre, concernent l’école et l’enseignement du maître dont la «classe était constamment intéressante pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier». Sous la plume de l’écrivain, tout reprend vie, les personnages, l’époque, le pays.

 

Un enfant n’est rien par lui-même, ce sont ses parents qui le représentent. C’est par eux qu’il se définit, qu’il est défini aux yeux du monde. C’est à travers eux qu’il se sent jugé vraiment, c’est à dire jugé sans pouvoir faire appel, et c’est ce jugement du monde que Jacques venait de découvrir et, avec lui, son propre jugement sur le mauvais coeur qui était le sien. Il ne pouvait pas savoir qu’on a moins de mérite, devenu homme, à ne pas connaître ces mauvais sentiments. Car on est jugé, bien ou mal, sur ce qu’on est et beaucoup moins sur sa famille, puisqu’il arrive même que la famille soit jugée à son tour sur l’enfant devenu homme. Mais il eût fallu à Jacques un coeur d’une pureté héroïque exceptionnelle pour ne pas souffrir de la découverte qu’il venait de faire, de même qu’il eût fallu à Jacques une humilité impossible pour ne pas accueillir avec rage et honte cette souffrance de ce qu’elle lui découvrait de sa nature. Il n’avait rien de tout cela, mais un dur et mauvais orgueil qui l’aida au moins en cette circonstance, lui fit écrire d’une plume ferme le mot «domestique» sur l’imprimé, qu’il porta avec un visage fermé au répétiteur qui n’y prit même pas garde. Avec tout cela, Jacques ne désirait nullement changer d’état ni de famille, et sa mère telle qu’elle était demeurait ce qu’il aimait le plus au monde, même s’il l’aimait désespérément. Comment faire comprendre d’ailleurs qu’un enfant pauvre puisse avoir parfois honte sans jamais rien envier ? (p.222)

 

Dans ce voyage sur les traces des siens, dans cette épopée de reconstitution des premières années de son existence, l’écriture d’Albert Camus se fond avec son propos. Ainsi, certaines phrases, démesurément longues et labyrinthiques, cherchent à cerner au plus près la géographie de la mémoire, à la manière proustienne.  La justesse et la précision des souvenirs ne peuvent se satisfaire de la parataxe, alors l’écrivain tisse ses phrases comme des toiles pour favoriser la réminiscence et mieux capturer les composantes de ce qui l’a construit et mûri.

Mais la lecture du Premier homme, outre le plaisir qu’elle procure de lire plus qu’un simple roman, à savoir du texte narratif nourri de réflexions essentielles sur la connaissance de la vie et du monde qui cimenteront un engagement, est une expérience, rare en littérature, d’assister de ce que les anglo-saxons nomment un work-in-progress. Le travail de l’écrivain y apparaît révélé dans sa rédaction initiale avant relecture et corrections. Ainsi les erreurs sur les prénoms ou les patronymes, les répétitions involontaires, les codicilles prévoyant des expansions nous sont précieux pour voir à l’oeuvre la main de l’auteur et apprécier sa recherche esthétique au service de son projet romanesque.

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